L'absence de sa vue l'avait fait hurler. Plus d'une fois il avait essayé de défaire ce maudit bandeau à dentelles, mais à chaque tentative, sa main avait cogné son visage, du sang avait coulé à la commissure de ces lèvres et il avait crié de nouveau.
Il ne parlait pas. Il ne s'adressait à personne. Il criait simplement pour exprimer des sentiments. Colère. Impuissance. Douleur.
Puis il était venu le moment où il s'était griffé le corps entier. Des sillons d'un rouge très fort, très lumineux dans ce paysage terne, avaient commencés à former des murs, qui eux-mêmes s'étaient croisés pour forme des intersections, des cul-de-sac. Un labyrinthe carmin ornait son corps presque nu. Car seul le bandeau, les morceaux de fers qui tiraillaient sa poitrine (qui elle-même tirait sur la peau pour refermer ce trou qui était une erreur dans la bonne constitution de ce corps, de la douleur lancinante en musique d'arrière-plan...), le reste de l'aile central où pendait leur Enfant. Il n'y avait rien d'autre sur son corps qui l'habillait.
Ce labyrinthe lui avait permis de trouver une sortie à ces maux. Il avait crié, modifié la structure des cendres de ces larmes invisibles et froides. Rien n'avait fonctionné. Il avait ouvert une valve à ces émotions. Maintenant, il était temps de la refermer, de s'habiller de ce masque d'indifférence et de froide maîtrise.
Alors que les sillons de sang devenaient des croutes d'un sombre carmillon, le reste de ces émotions passaient dans un entonnoir qui se resserraient de plus en plus. Jusqu'à ce que cela ressemble à un anus ridé. Quelque chose de moche et d'hermétique.
Un tatouage ornait maintenant son corps squelettique. Il se surprit à aimer le contact de ces longs doigts sur les dénivelés de ce nouveau corps. Une grande relaxation s'empara de son esprit. Un grand vide emplit ces pensées. Le cours du passé et du présent, du futur et des possibilités glissa sur sa conscience sans avoir d'emprise. Il était une surface lisse et éclatante d'une beauté glaciale. Une surface sans imperfection. Une banquise psychique.
Vois-tu comme moi cet endroit fort flou qui n’appelle que nos âmes égarées ?
Comme une toile tendue devant mes iris, je n’arrive à les distinguer. Soit mon âme, je serai tes ailes.
Elle n'aurait pu utiliser de meilleurs mots à ce moment. Le Clown s'approcha de sa Noire Moitié, tendit une main lentement, ces doigts trouvèrent le poignet de la femme, une simple caresse lui permit de guider cette main et l'emmenèrent vers ce corps marqué du sang et du silence.
Je ne suis plus que Pierre.
Je n'ai de Pensées.
Je me guide seulement aux Termes que tu utilises.
Ceux-ci Résonnent en Moi et,
Ouvrent des Voies.
Lorsque tu seras Tourmentée,
Que tu te poseras des Questions,
Suis de ton doigt ce Labyrinthe.
Un grand Calme s'emparera de toi, et,
Ta vision sera Claire et Fluide comme l'O.
Puis, dans le noir aveugle de ces orbites cendreuses, un fil se dessina à ces yeux clos. Dans une autre histoire, il aurait été d'un blanc de cygne, auréolé d'une luminescente aura. Dans ce monde-ci, le fil était gris cendreux. D'autres petits fils usés s'enroulaient autour du premier. D'imperceptibles mouvements animaient cette corde. Cette corde qui était relié à une Tour. Il ne la voyait pas. Il ne la ressentait pas. Seul le Fil comptait à ces yeux fermés.
(...)Des bras l'enserrent et ils s'envolent.
(...)Qu'aime-t-il dans l'
orage ? Simplement la
froide beauté qui se dégage de cette plante électrique. Le
silence bref mais puissant qui l'accompagne comme les cerfs fatigués du vieux bonhomme barbu et habillé de rouge.
(...)Le fil qu'il suit, qui indique la direction aux ailes de Noire Moitié devient de plus en plus tremblantes. De petites araignées commencent à se mouvoir rapidement sur leur huit pattes surchauffés. Leur derrière crache du fil de soie et répare, renforce, créer de nouveaux passages vers cette Tour qui apparaît dans sa vision aveugle. Le simple fil qu'il avait suivi s'est vu agrémenté d'un fil au début qui s'est envolé vers des hauteurs que ces yeux présents ne pouvaient, et ne voulaient apercevoir. Lever le regard égalait lever la tête, et égalait encore à perdre cette vision présente et modifiée à chaque seconde qui passait et chaque goutte de pluie sur les ailes métalliques de celle qui la retenait de tomber.
La sensation d'apesanteur l'avait d'ailleurs complètement oublié. Il était devenu plus léger qu'une plume d'Ange. Il ne craignait pas de chuter, de se rompre les os et d'écraser son Enfant de Sable car les bras l'enserraient plus que bien. Les bras lui appartenaient et ne formaient presque qu'un seul corps avec le sien parcouru de droites de sang. Ces mêmes droites qu'il avait l'impression de donner aux courbes généreuses du Destin. Il lui semblait voir du coin de ces yeux le labyrinthe courir sur les bras de sa Douce Métallique. Mais cela n'était que vision et souhait qu'y n'atteignait pas sa conscience.
(...)Le reste des évènements, et le retour à l'éveil se fit comme dans un rêve. Les images se floutèrent alors qu'il reprenait le contrôle de son corps. Alors qu'il se sentait marcher et ramper, sans qu'Hénath ne le retienne. Il ne se rappelait pas même le moment où elle l'avait laissé au bord de cette brèche pour qu'il s'aventure dans ce lieu qui les avait appelés. Il savait juste qu'elle était à l'étage d'au-dessus et se dirigeait vers une porte plus large qu'il avait actuellement devant lui. Il ne savait pas où il se trouvait, et ne s'inquiétait pas de suivre un chemin qu'il ne calculait pas même. Il La suivait et se retrouverait Là où le Fil les avait entraînés.
...le Clown rampe dans un couloir à ras du sol. De grosses pierres poussiéreuses retiennent le reste de l'édifice de s'écrouler sur son corps d'Ange et d’Écorché. Quelques pals l'obligent à se contorsionner, à racler le reste de son ex-aile centrale sur la pierre graveleuse... il ne sent pas la Poupée Borgne s'accrocher à un morceau de canalisation... il ne ressent pas sa perte... il n'en a pas le souvenir...!Le Clown esquisse un sourire sournois. Il a quitté sa chrysalide et se sent neuf. Revigoré. Il s'approche de sa compagne, s'interposant entre les deux femmes et évitant ainsi une première joute. D'un doigt d'enfant, le Clown le laisse glisser sur la paroi humide de l'eau de l'orage et d'une substance plus... consistante. Il trace alors une spirale avec. Il la fait tourner de plus en plus vite et s'écroule par terre, un fou rire paralysant ces côtes et emballant son cœur maintenant énorme.
Il se relève péniblement, une commissure de ces lèvres coincée sous l'effet d'un muscle tendu et se peint des moustaches de gentilhomme du sang de arachnoïde empalée.
Ne suis-je pas magnifique vêtu comme tel mesdames ?Le Clown salue d'une manière de bourgeois, -une main derrière le dos, les jambes arquées,- son Oiseau Noir puis la Vieille Dame.
L'air devient chargé de milliers de petites et moyennes pattes d'araignées envahirent les lieux. Elles se rassemblent toutes et forment, de par leur configuration, des axes qui fixent le regard sur la vieille dame. Celle-ci sourie. Les rides se tirent sur les extrémités du visage. Ces deux mains sont posés l'une sur l'autre, qui elles-mêmes sont posées sur ces cuisses collées l'une contre l'autre. L'archétype même de la brave mamie qui propose aux enfants du pain d'épice et un bon grand verre de lait frais.
Pourtant, le Clown, dans sa noire vision, voit une autre réalité se superposée. Il voit des lignes, nombreuses, dirigés vers le corps de la vieille femme. Il croit voir des araignées, des vestiges d'araignées telles des colonnes grecques brandit vers le noir plafond de pierres. Mais il croit aussi sentir une atteinte contre son corps, ou plutôt contre son esprit. Une caresse empoisonnée d'un dard jouant avec son bandeau fait d'un costume de soubrette ou de très vieille femme de la haute société.
Le sourire qui avait quitté naturellement son visage revient à la charge. Il sent une formidable histoire se construire autour de lui. Il ressent le monde d'illusions dans lequel il est plongé. Son oreille gauche parvient presque à toucher son épaule gauche lorsqu'il tourne la tête de ce côté. D'un regard extérieur, il semble observer la scène qui se trouve devant lui, derrière ce mur de toiles qui lui ceint la tête. Puis, il tourne la tête de l'autre côté. Les images qu'il perçoit sont floues, changeantes. Comme sur une mauvaise chaîne de télévision, presque une chaîne cryptée où l'image, de noir et de blanc, grésillants et laissent des traits scindent l'écran en des parties inégales. Les images, si elles se combinaient les unes aux autres, si elles apparaissaient et disparaissaient plus rapidement formerait une image de sens et de couleurs. Il a cru qu'en changeant la position de sa tête, il changerait l'angle de ces visions intérieures. Mais rien n'y a fait. Seule la présence de ce dard s'est fait plus présente.
Les doigts de sa main gauche, celle recouverte par le Destin touche le morceau de tissus et y découvre une estafilade. Précise. A l'endroit où il avait cru sentir ce dard spiritueux.
Mamie ?Le Clown se rapproche précisément de la vieille dame. Il est la Foi d'Hénath, celui qui cherche le chemin, et elle est ces Yeux. Ces mêmes Yeux qui peuvent le guider dans la plus complète obscurité, dans le chemin le plus jonchée d'objets mortels.
La tête du Clown se balance de gauche à droite,
(comme un serpent qui hypnotise sa proie)tout en se rapprochant du visage calme, serein et souriant de la vieille dame assisse sur sa chaise de bois, entourée, non pas de ces nombreux chats, mais de ces nombreuses araignées.
Mamie ? N'aurais-tu pas quelques mots à nous révéler ?La tête de la vieille dame se tourne alors lentement vers la femme aux grandes ailes d'acier. Mais le sourire qui esquisse son visage est effrayant. Les lunettes aux verres fumées ne parviennent pas à cacher huit petites lueurs de braises. Sa bouche s'ouvre, articule des sons. Mais celui-ci ne suit pas les mouvements de ces lèvres. Il apparaît en décalé et dit ces quelques mots :
Que fait-on d'un membre d'une famille qui empale un frère ou une sœur ?Alors que les mots, et un sens percute les rouages de la compréhension de la femme qui habite l'essence de l'ange et du destin, le doigt du Clown passe à travers le trou de son bandeau, écarte les poussières de cendre et ressent les nouveaux traits de son visage.
La main cherche alors de bons appuis sur le bandeau : le pouce se glisse en-dessous, laissant couler les cendres à travers le labyrinthe de sang séché sur son corps, tandis que ces quelques autres doigts cherchent à s'enfoncer dans les ténèbres par le dessus. Il se sent fermer un œil, peut-être deux par le simple appui du bout de son index. Il sent quelques gouttes du Destin noir se mélanger aux restes du vieillard berserker et à la nouvelle peau du Clown. Une alchimie élaborée qui laisse apparaître un visage aux traits coupants, nu de tout textile. Les derniers grains tombent et se heurtent aux cul-de-sac des tracés complexes de son tatouage.
Huit yeux ceignent le visage du Clown.
Une vision multipliée par huit, déformée par les orbites bombées, et teintés d'un rouge cru.
Mamie ?