C'est par une après-midi de juillet que Romain décida de se fiancer. Une après-midi irradiée d'un soleil qui écrasait les corps dégoulinant. Une après-midi étouffante de fainéantise. Une après-midi à rien faire, comme tant d'autres journées que Romain avait jusque-là vécues. Ce monde était-il à ce point futile pour que toute action soit vaine et dépourvue de sens, ou, était-ce Romain lui-même qui était dépourvu d'âme et incapable de vivre ? Quoiqu'il en fut, chaque jour, la vie de Romain se remplissait lentement d'ennui. Il s'ennuyait ferme depuis sa maturité, depuis qu'il eut conscience de sa misérable et dérisoire condition d'être humain. Comment pouvait-il entreprendre quelconque projet de vie après avoir transpercé les mensonges utopiques qui recouvraient l'absurdité de l'existence !? Auparavant, il goûta et digéra docilement ce qu'on lui inculquait. « Tu as vu comme il est gentil, Mickey ? » Le niais qu'il était acquiesça. Cela dura plusieurs années. « Je t'aime », « le monde est beau », « la vie vaut la peine d'être vécue ». Cela sonnait faux et futiles, un discours consensuel auquel il essayait toutefois de donner du crédit en réfléchissant à des justifications, par bonté d'âme.

Quand il fut assez éveillé pour comprendre comment les humains se comportent en réalité, pour saisir l'implacable crudité de ce monde et la fadeur de la vie , le réveil se caractérisa par un désespoir brutal : « FOUTAISES !!! » Toutes ces valeurs qui servent à traverser l'existence paisiblement, avec des œillères, toutes ses valeurs n'ont pas de véritables fondements ni ne se vérifient par les actes tous les jours. Trahison de l'essence par l'existence, le désespoir laissa place au nihilisme dans le cœur de Romain. L'esprit pollué par les thèses et antithèses de la vie, les fluctuations de ses pensées ne cessaient de le plonger dans un fol vague à l'âme. Aujourd'hui, ses sens sont à tel point mutilés par le non-sens qu'il n'arrivent plus à se projeter dans l'avenir car il ne perçoit plus de finalité à ses actions.

Aussi, a-t-il décidé d'ingérer de l'absinthe jusqu'à ce que mort s'en suive. Pour en finir avec cette vie complètement fade et se donner le courage d'accomplir l'acte ultime, quoi de plus approprié que la démence pour transmuer l'absurdité du monde ! Depuis le lever du soleil, sa langue s'était baignée de nombreuses fois dans liqueur verte, à tel point qu'en milieu de journée, son crâne se faisait plus chaud que le magma au centre de l'étoile. Il sentit que sa tête allait imploser. Guidé par le rire de la folie, il se précipita devant un miroir pour profiter du spectacle. La migraine se faisait de plus en plus forte. Tous ses orifices faciaux suintaient de sang. Il en rit aux éclats, la tête entre ses mains qui cherchaient désespérément à creuser ses tempes et mettre fin aux battements sanguins inéluctablement plus pressant. « Chuuut, » lui murmura une voix fantôme auprès de son esprit perdu. Il redressa sa face sanguinolente et ce ne fut plus à présent son reflet qu'il percevait. Une entité féminine avait volé son apparence. « Viens avec moi. » Elle arracha Romain à ce monde pleins de morts, le tirant de ses mains blanches de l'autre côté du miroir.

Il quitta le monde du soleil, pauvre paradis inerte, et fut projeté dans un espace entouré par les ténèbres. Si ce n'était pas le néant, cette étendue infinie pleine de rien s'en rapprochait. Romain, humanité brisée par l'ennui, n'était plus et se résorba dans son Anti-corps, raison d'être à l'opposée de toutes ses vies : le Fyfr, un esprit désincarné du jeu. Âme torturée, elle s'anime de joies insensées, de divertissements en tout genre et de transgressions. A ses dépens, comme aux vôtres... Il fut irrémédiablement attiré vers la maîtresse de ce lieu métaphysique. Elle lui paraissait familière, partageant certainement une essence identique en quelques traits avec la sienne. La Psychée, de son irrépressible majesté, lui tendit les bras, grands ouverts, à sa descente d'un ciel absent. Ils s'embrassèrent l'un contre l'autre et ils ressentirent une joie réciproque. Il déposa sur ses lèvres un baiser somme tout chaste et la divinité put lui dévorer le cœur. Elle l'absorba en son sein et la fusion recommença.

Les ténèbres rougirent, allant en intensité, et une lueur fébrile naquit, flamboyant du même coup l'espace qui s'animait à nouveau d'un battement de cœur. Le Fyfr se sentit grandir d'un ego, comme si il happait l'air après une longue apnée. C'était une affirmation qui le contestait. Le Fyfr disparut alors de ce monde naissant. Exclu, bloqué à la surface, il restera la lacune éternelle de ce nouvel ego qui le recherchera malgré lui, l'inconscient qui ne peut s'exprimer que par détour. L'ego se concrétisa et se vit peu à peu octroyer un corps. Tout d'abord, ridicule amas de cartilages, puis embryon cabossé, ensuite fœtus dégénéré. Le liquide amniotique dans lequel il baignait contenait des filaments d'hémoglobine. En milieu de gestation, le placenta devint purulent. Aussi, le développement prénatal ne put arrivé à terme, le bébé, déjà infecté par le pus et corrompu par ce monde de souillure, dut pour sa survie percer la poche amniotique et perforer les entrailles de sa génitrice qui n'avait pas survécu. Ce fut dans un bain de sang, de souffrances et de cris que naquit Ravinel. Ainsi se déroule les naissances ici-bas, coupable dès la genèse, l'innocence n'existe pas en ce monde.

Ravinel grandit par lui-même, dans l'obscurité de la Cité, et ses malformations s'accentuèrent. Sa peau, crasseuse et blême, engorgeait toute la pollution et la perversion de la société. Faciès inachevé, altéré, il est le produit de la violence la plus brutale. De petits et inhumains globules noires luisent dans l'ombre de ses arcades qui affichent colère permanente. Ses lèvres absentes laissent apparaître béant de longues dents acérées, entourées de chair sèche et ternie par la poussière. C'est une dentition carnassière et menaçante, celle d'un Chasseur. On pourrait parfois confondre sa gueule avec un sourire hérité du Diable. Il ne possède pas de cheveux, l'atmosphère ne le lui permet pas. Si son menton est pointu, son crâne approche de la forme ovale. Haut d'un mètre quatre-vingt-dix, Ravinel s'apparente à une armoire de muscles disparates. Il possède un bras droit difforme, quelque peu plus long que son semblable mais terriblement puissant. Son aspect impassible valorise son caractère laconique. Mais Ravinel s'avère être guidé d'instincts vampyrs, il demeure imprévisible, l'œuvre de ses pulsions les plus viles. Il ne fait que rechercher sans vraiment le comprendre dans sa lutte contre les ailes déchues le moyen d'assouvir son désir insatiable, la complétude de son âme lacunaire, l'expression de l'ineffable, la vérité qui fera tomber les derniers lambeaux de ce monde en déchéance et montrera l'envers du décor.

Ravinel, chasseur aux instincts vampyrs.